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Retraites : entretien avec le sociologue Bernard Friot à Borny

Bernard Friot, sociologue et économiste, lors d'un entretien sur la réforme des retraites 2023 | Photo BORNYBUZZ / Fabien RENNET | Graphisme / Aurélien ZANN

Bernard Friot, sociologue et économiste | Photo BORNYBUZZ / Fabien RENNET | Graphisme / Aurélien ZANN

ENTRETIEN VIDÉO | Au lendemain de l’annonce de la réforme des retraites par la Première Ministre, Élisabeth Borne, le sociologue et économiste Bernard Friot s’exprime sur le sujet. Invité le 11 janvier 2023 à Metz par le Comité local retraites de Metz Borny / La Grange aux Bois, ce professeur émérite de sociologie propose une formation sur le campus du Saulcy lors de cette journée. Au programme : Sécu, retraites, cotisation sociale et continuité du salaire. Puis, il intervient en soirée lors d’un débat public au centre social du Petit Bois à Borny, quartier prioritaire de la ville.

Entretien et images : Fabien RENNET et Aurélien ZANN | Montage : Fabien Rennet | Bornybuzz Média / janvier 2023

Entretien intégral avec Bernard Friot sur la réforme des retraites

En complément de la vidéo qui synthétise la journée du 11 janvier, vous pouvez lire ci-dessous l’intégralité de l’entretien que Bernard Friot nous a accordé.

Présentation

BORNYBUZZ : Pourriez-vous, dans un premier temps, vous présenter très brièvement ?

BERNARD FRIOT : Je suis ce qu’on appelle un prof émérite. C’est très chic mais ça veut dire simplement en retraite ! Je suis un prof en retraite de sociologie du travail que j’ai exercé pendant 10 ans à Nanterre. Auparavant j’étais économiste du travail en Lorraine. j’ai enseigné à Metz des cours sur la sécurité sociale pendant au moins une quinzaine d’années à l’Île du Saulcy.
Et puis j’étais aussi à l’IUT de Longwy en GEA (Gestion des Entreprises et des Administrations). Et à l’IUT Charlemagne à Nancy, ça c’était carrière dans la formation.

La réforme des retraites

BORNYBUZZ : Première réaction au lendemain de l’annonce de la réforme des retraites de la Première ministre, Elisabeth Borne, hier soir ?

BERNARD FRIOT : De toute façon, c’était déjà dit, on savait d’avance, donc il n’y a eu aucune surprise. Il y a simplement l’indignation. On sait que de toute façon à 60 ans il n’y a plus que moitié d’actifs, moitié des gens qui sont dans l’emploi à 60 ans. Et donc reculer indéfiniment l’âge de la retraite c’est augmenter le moment, ou la durée du moment, où on est entre l’emploi, le chômage, les petits boulots, où on est fragile sur le marché du travail et donc corvéable à merci. Alors pas tout le monde, parce que précisément, ceux qui ont fait des études, qui sont cadres dans des professions intellectuelles etc, ils ont commencé à 22/23 ans. Il y a une obligation, aujourd’hui, de 42 ans, ils prennent leur retraite en général à 64/65 ans.

Mais ceux qui ont commencé plus tôt, qui ne sont pas concernés par les longues carrières, parce qu’il n’ont pas une carrière complète, ou qui ne sont pas concernés par le travail pénible etc. Alors eux, ils sont là comme ça, ni retraités ni dans l’emploi, un peu chômeurs. Et encore une fois la proie de toutes les invitations à se mettre comme auto-entrepreneur, à accepter des petits boulots.
C’est scandaleux de livrer au marché du travail des gens fragiles sans leur accorder le droit à la retraite, c’est inadmissible.

Formation sur les retraites

BORNYBUZZ : Qu’avez-vous proposé lors de cette journée de formation à l’université de Lorraine à Metz ?

BERNARD FRIOT : C’était une réflexion de fond sur le statut de salarié, qu’est-ce que ça veut dire sur le salaire, et sur le fait que le mouvement décisif, disons du 20ème siècle, ça a été de désolidariser le salaire de l’emploi, et d’attribuer un salaire aux retraités.
Mais cette désolidarisation, elle vaut aussi pour les fonctionnaires. Parce que les fonctionnaires, ils ont un salaire qui est lié à leur personne, pas à leur poste de travail. Comme dans le privé où le salaire est lié au poste de travail. Et c’est pour ça que les fonctionnaires ont conservé leur salaire pendant le confinement, parce qu’ils ne sont pas payés pour leur poste de travail, ils sont payés pour leur qualification propre. Ils ont un grade, comme on dit dans la fonction publique.


Et la retraite a été constituée comme ça. C’est comme ça que Ambroise Croizat en 1946 construit la retraite du privé. La retraite du privé, le régime général, c’est la poursuite d’un salaire de référence. Aucun compte n’est tenu des cotisations, aucun. Ce n’est pas parce que j’ai cotisé que j’ai droit à pension. J’ai droit à pension parce que le travailleur ce n’est plus simplement celui qui est dans l’emploi. C’est celui qui, hors de l’emploi, a droit à son salaire, enfin à un salaire de référence, qui est celui des 10 meilleures années à l’époque. Enfin les 10 dernières au moment de Croizat et ensuite les 10 meilleures.

Et c’est ce lien du salaire à la personne, dont je souhaiterais personnellement que, en fidélité à ces conquis considérables mais très menacés, on le généralise à tous les plus de 18 ans. Et que tous les plus de 18 ans aient un salaire. Ce qui veut dire que le salaire n’est pas la récompense d’un travail comme dans le capitalisme où on paye à l’acte. Le capitalisme c’est le paiement à l’acte. Le salaire n’est pas la récompense d’un travail, le salaire c’est la condition d’un travail. Ce n’est pas le résultat, c’est un préalable. Mais sortir de l’idéologie du mérite c’est très compliqué. Parce que la bourgeoisie nous a biberonné à l’idée que le salaire ça se mérite.

Comment intéresser la jeunesse aux retraites ?

BORNYBUZZ : Pour les volontaires en service civique qui effectuent une mission chez Bornybuzz, âgés d’une vingtaine d’années, ces histoires de réformes de retraite leur paraissent abstraites. Parce que ça paraît très loin pour eux, ils sont à des années de cette perspective. Comment pensez-vous qu’on puisse intéresser cette génération à ces questions des retraites ?

BERNARD FRIOT : La question m’a été posée aussi aujourd’hui. Je suis longuement intervenu dessus, parce que je suis en train d’écrire un petit bouquin sur la retraite qui va sortir. Les bouquins à 3/4 euros qu’on sort maintenant chez les éditeurs. Mon éditeur m’a commandé un petit bouquin et qui va sortir tout début février ou pour le début du mouvement, où je fais la symétrie totale entre l’insertion et la retraite. C’est la même chose, cette discrimination par âge. S’ils avaient eu la chance d’entrer sur le marché du travail avant 1977 (les premières mesures en faveur de l’emploi des jeunes, la création des missions locales sous Raymon Barre) ils n’auraient pas été volontaires ou en service civique. Pour moi tout ça c’est un déni du statut de travailleur. Alors peut-être que les associations ça les arrange d’avoir des gens comme ça, mais c’est un scandale pour moi. Je suis absolument scandalisé par cette imposition faite aux jeunes de situations qui ne respectent pas les grands conquis du 20ème siècle, c’est-à-dire le salaire de la convention collective, qui sont des CDD de missions. En plus invoquer la citoyenneté pour faire bosser des gens sans les payer moi je trouve ça répugnant tout simplement.

Donc c’est très facile de faire le lien, parce que précisément les retraités sont des gens qui sont payés alors qu’ils n’ont pas d’emploi. Et là, on a des jeunes à qui donne un emploi et qui ne sont pas payés. Et donc précisément la généralisation du statut de retraité devrait concerner tout le monde. De 18 ans à notre mort nous devrions avoir un salaire, quelle que soit votre activité. Le salaire devrait être un attribut de notre personne.
Donc l’attaque contre la pension : il y a la taxe sur l’âge, mais l’attaque décisive sur l’âge c’est depuis Nicolas Sarkozy. Mais avant on ne parlait pas d’âge, on parlait de durée de cotisation, on parlait de salaire de référence, qui s’est effondré du fait de l’indexation des salaires portée aux comptes sur les prix et non plus sur les salaires.

L’enjeu décisif pour les réformateurs c’est de supprimer ce droit au salaire pour les retraités. De dire « mais non, ils ont droit au différé de leur cotisations. J’ai cotisé, j’ai droit ». Alors que la retraite n’a pas été construite comme ça. Elle a été construite comme droit au salaire pour des gens qui n’ont pas d’emploi. Le chômage aussi était construit comme droit au salaire pour des gens qui n’ont pas d’emploi. Donc ces volontaires en service civique, depuis le jour de leur 18 ans, ils devraient toucher les 1700€ du salaire minimum revendiqué.

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La réforme des retraites, une justice sociale ?

BORNYBUZZ : Lors de la conférence de presse du 10 janvier 2023, le mot « justice » a beaucoup été employé. Qu’en pensez-vous ?

BERNARD FRIOT : La justice, pour eux, c’est l’alignement sur le bas : « C’est quand même pas normal que des gens aient des droits que tout le monde n’a pas. Et bien donc on va leur supprimer, comme ça ils sont aussi dans la même merde que tout le monde ! » Alors qu’on peut faire une justice par le haut et que tout le monde ait les droits les plus avantageux et les plus conquis. Voilà ça c’est la justice qui m’intéresse, l’autre je la combats.

BORNYBUZZ : Dans le discours du gouvernement pour justifier la réforme de la retraite, il y a toujours les notions d’égalité et de justice sociale.

BERNARD FRIOT : En posant comme des privilèges des conquis tout à fait normaux comme ceux de la poursuite du salaire, qui constitue les conquis de la fonction publique ou des salariés à statut. C’est pour ça qu’il met en extinction les statuts du cheminot, de l’EDF GDF, etc. Tous les statuts spéciaux qui sont justement ceux sur lesquels nous devrions nous aligner. Parlons d’égalité bien sûr, mais d’égalité par le haut, pas d’égalité par le bas.

Les différentes réformes des retraites

BORNYBUZZ : Pensez-vous que cette réforme soit un recul par rapport à tous les conquis dont vous avez parlé ?

BERNARD FRIOT : Que ce soit un recul par rapport à tous les conquis ? Oui c’est évident. Que ce soit scandaleusement différent des précédents ? Non, c’est dans la lignée. Depuis 1987, tous les gouvernements successifs… Et c’est pour ça que la gauche y a laissé toute sa crédibilité. Tous les gouvernements successifs ont rogné sur les droits à retraite. Et donc celui-ci continue, puisqu’ils ont gagné en plus à chaque fois. Puisque la victoire de 1995 des cheminots contre Alain Juppé, elle n’était que de courte durée. C’est une victoire bienvenue, ça a libéré le mouvement social, ça a entraîné des choses très intéressantes. Mais un des premiers gestes de Nicolas Sarkozy, ça a été de faire le projet Juppé, échoué en 1995. Et il a réussi : les cheminots ont vu leur régime spécifique aboli en 2008.

Donc nous sommes dans la défaite depuis 1987 qui est le début de la réforme quand Philippe Séguin indexe les pensions sur les prix et non plus sur les salaires. Et l’enjeu est toujours le même : c’est remettre le salaire dans sa logique capitaliste de paiement à l’acte. Et refuser que des gens, qui ne sont pas dans l’emploi, qui ne sont pas en train de poser un acte de production, aient droit du salaire. S’ils ont droit à quelque chose, pour qu’ils ne crèvent pas de faim, ils ont droit au différé de leurs cotisations. Ça, c’est la logique que les patronats ont mis en place dès 1947 avec l’Agirc, puis pour l’ensemble des salariés du privé, l’Arrco dans les années 50-60, en réaction à l’initiative communiste de Croizat, qui en 1946 proclame le droit au salaire pour les retraités. Toutes les réformes depuis 1987 ont comme objet d’en finir avec le droit au salaire des retraités, c’est pour ça que les régimes spéciaux sont mis en extinction dans la réforme actuelle.

Alors évidemment ce que je viens de dire là n’infirme pas ce que j’ai dit au départ : le scandale de reculer l’âge de la retraite, alors qu’on sait que, de toute façon, à 60 ans la moitié des personnes ne sont plus dans l’emploi, en tout cas en CDI dans l’emploi de bonne qualité. Donc là il s’agit délibérément de fragiliser une population sur le marché du travail. Et c’est aussi le lien avec vos volontaires en service civique : nous sommes exactement dans la même logique de d’organiser un marché du travail avec des personnes fragilisées.

Les inégalités face à la retraite

BORNYBUZZ : Nous sommes actuellement au centre social du Petit bois dans le quartier de Borny. Est-ce que c’est important de faire ce débat dans un quartier populaire ?

BERNARD FRIOT : C’est fondamental ! Moi j’ai un gros problème : je passe mon temps à participer à des débats organisés par des organisations militantes où il y a très peu de public populaire. Parce que, hélas, nos organisations touchent très peu de public populaire. C’est extrêmement important que ça se passe dans un centre social d’un public populaire c’est fondamental oui bien sûr.

BORNYBUZZ : Pour citer un article de Libération, « A l’âge de la retraite, 25% des plus pauvres sont déjà morts ». Est-ce qu’il y a un combat à mener pour ce public des quartiers populaires ?

BERNARD FRIOT : C’est pour qu’ils ne meurent pas avant l’âge de 62 ans, c’est bien ça le problème. Si vous voulez, l’enjeu ce n’est pas de se libérer du travail par la retraite, c’est de libérer le travail de ce qui le rend étranger à notre vie. Ce n’est pas nous qui l’avons choisi, on ne fait pas ce qu’on veut. Et puis on est confinés, pas moi ça n’a pas été mon cas, mais ceux dont vous parlez sont confinés dans des travaux pénibles, sur des travaux marginaux, des travaux qui abiment leur santé etc. Il n’y a aucune raison que tout ça existe, aucune. Que notre non-organisation collective pour devenir souverain sur le travail… Il faut un déplacement de l’action syndicale vers l’auto-organisation des travailleurs et la suppression du marché du travail par le fait que le salaire devienne un attribut de la personne, ça c’est fondamental.

Et si tous les personnes de ce quartier avaient de toute façon 1700€ à 18 ans, le premier niveau de qualification, quel que soit leur passé etc. Que le salaire devenait un droit politique sur le modèle de la retraite, sur le modèle de la fonction publique où le salaire est un droit politique. Il s’agit de généraliser ça. Alors, ça suppose une autre école qui prépare la responsabilité économique. On ne va pas comme ça diffuser 1700€ à des jeunes qui n’ont été pas du tout formés à la responsabilité économique, etc. Mais imaginez ce que ça peut donner. Ça rend la drogue beaucoup moins attractive. Je ne voudrais pas tomber dans les idées reçues sur la question, mais ça rend les petits boulots inutiles, ça change complètement la donne dans le rapport au travail de la population.

La précarité de l’emploi dans les quartiers populaires

BORNYBUZZ : Sachant que dans les quartiers comme celui-ci, le rapport au travail est quand même imposé systématiquement. Vu le taux de chômage, on dit qu’il faut forcément trouver du boulot . S’il y a une centrale Amazon qui ouvre, il faut que les gens de quartier aillent bosser, parce que c’est la solution.

BERNARD FRIOT : Alors bien sûr cette situation là entraîne des esclavagistes à s’implanter, parce qu’ils vont créer de l’emploi. Ils sont présentés comme des sauveurs, alors qu’ils détruisent des quantités d’emplois, dans les librairies, tout ça. Amazon détruit beaucoup plus d’emplois qu’il n’en crée, alors là la statistique est faite partout. Sans syndicat possible, sauf si vraiment les gens s’organisent. Heureusement ils s’organisent, mais c’est quand même très difficile. Il y a une répression syndicale absolument énorme. Et puis les salariés se font commander leur travail comme ça, en permanence. Enfin, c’est effrayant d’être manutentionnaire chez Amazon. Et ces gens-là sont présentés comme des sauveurs !

Non, encore une fois, la réponse à cela c’est l’attribution d’un salaire à toute personne de 18 ans à sa mort. Un salaire, pas un revenu de base à 800€ ! Un salaire qui démarre à 1700€ et qui peut aller jusqu’à 5000€. Je pense qu’un rapport de 1 à 3 me paraît normal. Au-delà de 5000€ les salaires sont ne sont pas justifiés du tout.

BORNYBUZZ : Question piège : comment vous le financez ?

BERNARD FRIOT : C’est là qu’on en revient à cette histoire du salaire non pas résultat d’un travail à salaire qui se mérite, mais un salaire qui est l’avance nécessaire pour qu’il y ait travail. Donc on finance par création monétaire. Mais une création sans dette. C’est une création monétaire qui permet de distribuer des salaires et avec ces salaires les gens travaillent. Et en travaillant ils produisent la valeur correspondant à la monnaie qui a été créée. Mais ils sont pas endettés, puisque c’est de la monnaie qui leur revient comme salaire.

Et cette création monétaire elle est suffisante pour susciter la production. Elle n’est pas inflationniste puisque elle suscite une production de valeur au niveau de la monnaie qui a été émise. Donc la question comment ça se finance c’est une question extrêmement facile à résoudre !

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